Chroniques du Millefeuille (Kozhiad Prendennus)

Modérateur : Shi

Répondre
AraQuiRit
Messages : 16
Localisation : Ile de France

Chroniques du Millefeuille (Kozhiad Prendennus)

Message par AraQuiRit » mer. mai 09, 2018 4:20 pm

Première nuit…

Ignorant que je suis encore du calendrier ayant cours en ces lieux, je ne saurais être plus précis en matière de datation et, à dire vrai, je savoure plus que de raison l’emploi de cet ordinal originel aux accents vernaux…

Comme bien souvent, cette nuit, le sommeil me fuit. Toutefois, fait nouveau depuis tant d’années, ce ne sont pas de sombres ruminations sur l’inanité de l’être face à l’inexorabilité entropique qui me tiennent éveillé mais un changement si radical et, il faut le dire, si inespéré qu’il ressuscite en moi des sentiments voire des émotions que je croyais défunts à tout jamais. J’en viendrais notamment à presque retrouver de l’intérêt pour le monde physique, intérêt que je réservais depuis des lustres aux seules choses de l’esprit et à l’Étude, ne voyant dans ce qu’il est convenu de nommer « le monde » qu’un terrain d’expérimentation de retorses et parfois savantes, j’ose le croire, constructions mentales.

Voici à peine quelques heures que, par un inexplicable (et que ce mot est prometteur !) phénomène, j’ai été aspiré dans ce monde, à moins d’ailleurs que ce ne fut mon monde qui m’y ait vomi, ce que je pourrais aisément concevoir.
Que d’interrogations nouvelles et ardentes suscite en moi cet événement (pour ne pas encore parler d’avènement à ce stade car il faut prudence et cynisme garder) !

Ce monde est, à bien des égards, semblable ou plutôt similaire à celui dont je viens mais des dissemblances manifestes l’en séparent irréductiblement. J’ai d’abord pensé avoir fait, par l’effet d’un puissant maléfice, un saut temporel dans le même continuum spatio-temporel mais le niveau de maturité apparent de ce monde et le peu que j’ai pu apprendre de son histoire sont trop en phase chronologique avec ce que je connaissais du mien. J’en viens donc plutôt à faire crédit à la théorie d’un méta-univers qui courait parmi certains lettrés de mon monde d’origine et métaphoriquement, quoique pauvrement, dénommée « Modèle du millefeuille ». Il faudrait, selon cette thèse, concevoir au moins une dimension supplémentaire à un méta-Univers, celle de « l’épaisseur » du millefeuille, qui ferait coexister des univers similaires et parallèles, les « feuilles », à plus ou moins grande proximité. Rien n’exclurait dans un tel modèle que des « passages » ou des sauts puissent exister entre des « feuilles », c’est-à-dire entre des univers physiques clos mais suffisamment proches (en soulignant que la topologie liée à cette 5ème dimension reste à décrire).
Je ne doute pas d’ailleurs que certains esprits forts pourraient objecter qu’un modèle proposant plusieurs « âges » disjoints et plus ou moins cycliques d’un seul et même univers pourrait être tout aussi opératoire. J’en conviens sans peine tout en faisant remarquer que cela ne rend pas caduque le modèle du millefeuille mais ne fait que changer marginalement la nature de cette hypothétique cinquième dimension (l’épaisseur) dès lors que des passages sont possibles d’une « feuille » à l’autre.

Je quitte donc un monde où j’étais respecté, ou plutôt craint et non sans raison. Seuls quelques pairs respectaient sincèrement mon érudition à défaut de respecter l’érudit jugé perverti, les autres évitaient soigneusement de s’opposer voyant d’abord en moi la redoutable ombre damnée de tant de rois, régents et autres tyrans d’Elmoraden, ce que j’ai incontestablement été, il faut bien le reconnaître.
Les souverains passaient, je restais. Tous ces puissants m’ont beaucoup servi en croyant me prendre à leur service. Non pas d’ailleurs que je me sois montré souvent ouvertement déloyal à leur égard, j’ai plutôt déployé le plus grand zèle au service de leur cause … tant que leur intérêt rejoignait le mien, ou en d’autres termes qu’ils se montraient attentifs à mes conseils. Le vrai pouvoir, celui qui dure, se garde de la lumière crue.

Mais aujourd’hui, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, tout cela a disparu. Mon pouvoir occulte, mes richesses, mes titres, mes obligés se sont évanouis. « Vanité des vanités, tout est vanité » disait à raison l’Orateur en son temps.
D’autres en seraient sans doute abattus, j’en conçois quant à moi une forme extrême de jubilation. Ne plus être enfermé dans un rôle joué si longtemps, avoir à reconquérir un monde, ou pas selon ma volonté, être confronté à des interrogations fondamentales éclairées d’un jour radicalement nouveau, autant de raisons qui pourraient faire renaître en moi le Désir, s’il plait à Shilen bien entendu.

J’entends déjà le vulgaire ricaner grassement à ce mot « désir » si, par mésaventure ou quelque fâcheuse indiscrétion, il venait à ânonner ces lignes. Non, Monsieur le Rustre, je ne parle pas ici de vos pauvres et éphémères poussées hormonales assouvies à la hâte et sans le moindre souci esthétique, non, je parle du Désir majuscule et primal, de cet élan vital et fondamental qui pousse à voir dans le lendemain une promesse d’opportunités flamboyantes de Vie et pas seulement un inévitable et funeste pas supplémentaire vers une usure méprisable à l’issue fatale.

Force m’est néanmoins de constater, qu’au cœur même des plus grands bouleversements, nous restons des êtres de routine et qu’il a fallu que je confie au parchemin, comme depuis d’innombrables années, mes états d’âme du jour. L’écriture aurait-elle donc pour moi une vertu cathartique que n’a plus, ou n’a jamais eu, le contact des mortels ?

Ne jamais donc oublier les limites que nous nous imposons par paresse intellectuelle ni la puissance salvatrice de l’autodérision, voilà donc un sage conseil que je m’adresserai une fois de plus pour conclure.


Il me tarde que le jour se lève, il y a si longtemps que je n’avais plus ressenti une impatience qui ne soit pas qu’agacement las…

Répondre